Description
« Au tournant des XIIe et XIIIe siècles, Paris est en pleine effervescence : chantier de la cathédrale Notre-Dame, entrepris par Maurice de Sully en 1163, création de l’Université, mais aussi composition des grandes polyphonies de l’École de Notre- Dame. C’est également l’époque de la poésie et de la piété mariale qui prend alors de nouvelles formes d’expression. Les proses d’Adam de Saint-Victor († ap. 1146), ancien precentor (premier chantre) de la cathédrale, sont intégrées à tous les missels [cf. n°3 & 8]. À sa suite domine la personnalité de Philippe, chancelier de Notre-Dame (env. 1165-1236) [n°10], mêlant parfois son art à celui de Pérotin († 1238 ?), succentor (sous-chantre) de la cathédrale et principal représentant de l’École de Notre-Dame [n°11]. Gautier de Coincy (1177-1236), prieur de l’abbaye de Vic-sur-Aisne, perfectionne l’art du contrafactum et s’inspire d’œuvres parisiennes comme support mélodique aux vers français de ses Miracles de Notre-Dame [cf. n°12 & 16]. En Espagne, le roi Alphonse X « le Sage » (1221-1284) raconte, dans l’un de ses quelques 400 Cantigas de santa Maria [cf. n°6], la composition de l’une des œuvres les plus célèbres d’Adam de Saint-Victor, la prose Salve mater salvatoris [n°8] : le poète, resté sans inspiration face à une rime qui lui manque, demande à Marie d’achever pour lui cette prose. Marie accède à sa demande, car elle a grand désir d’aider ceux qui chantent des proses composées pour sa louange. Ainsi apparaît la rime nobile triclinium présentant Marie comme réceptacle de la Trinité divine qui, par elle, prodigue son amour aux hommes. Cette image forte et novatrice dans sa concision alterne, au sein de la prose elle même, avec des figures plus traditionnelles comme celle de Marie étoile de la mer.
L’hymne Ave maris stella [n°1], composée au VIIIe siècle, semble servir de modèle à toute la poésie mariale des siècles suivants. En chantant la douce mère de Dieu (Dei mater alma), elle met en avant la maternité divine de Marie, mère sans égale [n°5]. À ce titre, elle est celle qui renforce l’alliance entre Dieu et les hommes [n°11]. Si l’Ave de la salutation de l’archange Gabriel est le point de départ de nombreuses prières adressées à Marie (cf. Ave Maria [n°2, duplum]), l’hymne précise : en accueillant cet Ave… tu as inversé le nom d’Ève. Ave / Eva, ce jeu de mots ne pouvait que trouver un écho favorable chez Gautier de Coincy, grand amateur du genre : Ève nous a livrés à la mort… mais Ave nous a tous délivrés, amplifiant aussi le jeu des sonorités : Et Eve aporta ve (Ève nous a apporté le malheur) / Et mist a port Ave (« Ave » nous a menés à bon port) [n°12]. Mais Marie est également la mère sans homme [n°5] dont est chantée l’intégrité après l’enfantement [n°11], la Vierge unique, douce entre tous [n°1], la fleur de la dignité virginale [n°10]… La poésie des XIIe et XIIIe siècles a ouvert la voie à une forme de prière litanique extrêmement riche et imagée. En témoignent la prose Salve mater salvatoris [n°8] d’Adam de Saint-Victor, largement inspirée du Cantique des cantiques (cf. l’antienne Ibo michi [n°7]), ou bien la séquence à trois voix O Maria virginei [n°10] de Philippe le Chancelier qui a remarquablement su fédérer les valeurs sonores de la poésie avec celles de la musique. En français, le lai Virge glorieuse [n°14], contrafactum anonyme d’une séquence monodique du même Philippe le Chancelier, témoigne aussi d’un imaginaire riche et inventif.
Aucun terme n’est assez beau pour chanter la Dame gracieuse [n°14]. Si l’influence de la poésie courtoise est indéniable, les limites sont néanmoins fixées : il voit mal, il entend mal, celui qui délaisse Marie pour Marot [n°16] prévient Gautier de Coincy, réadaptant un motet profane qui chantait les mérites de ladite Marot, motet lui-même extrait d’un organum de l’École de Notre-Dame (Benedicamus Domino [n°17]). Les poésies médiévales contiennent également de nombreuses prières d’intercession : ne tarde pas à prendre en pitié ce monde en perdition [n°3], ceci dans le but de nous conformer au Christ : toi qui nous conduis et mènes au royaume du Seigneur Jésus… par ton amour raccorde-nous à Jésus ! [n°14]. Enfin, le poète n’hésite pas à inclure les chantres dans sa demande : visite et réconcilie ce chœur [n°15], reçois les chants de ce chœur, mère glorieuse du Sauveur [n°9]. »
Sylvain Dieudonné